Amour

Je ne sais quelle impulsion pousse les hommes à traîner dans la boue les plus belles choses, à rendre vulgaires les plus beaux sentiments. Il y a peu de mots dans notre vocabulaire qui ont été aussi galvaudés, aussi salis, aussi mutilés que le mot AMOUR. Notre littérature en est remplie, mais elle le réduit souvent qu’au sentiment qui attire les uns vers les autres les représentants des deux sexes, de sorte que Chamfort a pu écrire dans ses Maximes et Pensées que « l’amour, tel qu’il existe dans la société, n’est que l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes ».

Généralement, on entend par le verbe « aimer » le fait d’avoir de l’affection, de l’attachement, du penchant ou du goût pour quelqu’un ou quelque chose. Ainsi, on aime un objet, on aime sa mère, on aime la musique. C’est un sentiment que nous avons tous éprouvé, souvent spontanément, voire instinctivement.

Mais ce ne sont là que quelques aspects, quelques facettes de l’amour tel qu’il est conçu par le christianisme, comme par exemple dans ce sublime précepte du Christ :

« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force. Et tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas d’autre commandement plus grand que ceux-là. » (Marc 12.30,31)

Un tel amour a des dimensions qu’il nous reste à découvrir.

Malheureusement, dans la plupart des traductions de la Bible, le mot amour est rendu par charité ; ce qui est une traduction du latin caritas. Cela est regrettable, car, dans son acceptation moderne, le mot « charité » suggère ce mouvement de compassion ou de pitié qui pousse l’homme à secourir un prochain nécessiteux. D’où la haïssable expression « faire la charité ».

En fait, le latin caritas n’avait pas le sens dont nous affublons habituellement notre « charité ». Il désignait un sentiment, une disposition intérieure qui est mieux rendue aujourd’hui par le mot « amour ». Cicéron, par exemple, parle de la caritas qui existe entre les parents et les enfants. Nous ne songerions pas aujourd’hui à expliquer ce sentiment par le mot « charité » !

La loi royale

Voyons de plus près quelles sont les implications de l’amour tel que le concevaient le Christ et ses apôtres. Il a, de toute évidence, une importance capitale. Jacques l’appelle « la loi royale » (Jacques 2.8). L’apôtre Jean déclare : « Nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie, parce que nous aimons les frères. Celui qui n’aime pas demeure dans la mort » (1 Jean 3.14). Et l’apôtre Paul :

« Ne devez rien à personne, si ce n’est de vous aimer les uns les autres ; car celui qui aime les autres a accompli la loi. En effet, les commandements : Tu ne commettras point d’adultère, tu ne tueras point, tu ne déroberas point, tu ne convoiteras point, et ceux qu’il peut encore y avoir se résument dans cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. L’amour ne fait point de mal au prochain ; l’amour est donc l’accomplissement de la loi. » (Romains 13.8-10)

Quelle est donc la nature de cette loi royale ? Qu’est-ce qui est exigé de nous ? Que nous manque-​t‑il ? Que nous reste-​t‑il à apprendre ?

Un examen, même sommaire, des Écritures nous montre que nous avons encore beaucoup à apprendre sur l’amour ; que nous aimons mal ; que nous ne sommes encore tout juste capables d’aimer que ce qui est aimable (et c’est là une forme d’égoïsme) et qu’en fait nous méprenons souvent pour de l’amour ce qui n’est que sentimentalisme, simple penchant ou passion passagère. « Si vous aimez ceux qui vous aiment », nous demande Jésus avec une logique désarmante, « quelle récompense aurez-vous ? Les péagers aussi n’en font-ils pas autant ? Et si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens aussi eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? » (Matthieu 5.46,47).

Lacordaire disait : « L’humilité ne consiste pas à se croire pire et plus médiocre qu’on est, mais à connaître clairement tout ce qui nous manque. » La Parole de Dieu, la parole d’un père, est là pour nous dire ce qui nous manque encore. Ayons l’humilité de le reconnaître et la sagesse de comprendre que Dieu ne nous indique pas un sommet inaccessible, mais un moyen, le seul, de nous libérer de la tyrannie de notre nature charnelle toute pétrie de passions, vulnérable à toutes sortes d’impulsions, de réactions et de tiraillements déréglés.

Nous comprenons à ce point qu’il est difficile de répondre à la question « Qu’est-ce que l’amour ? » par une simple définition, d’autant plus qu’une définition ne nous aiderait pas énormément. C’est pourquoi l’apôtre Paul répond à cette question en nous donnant une énumération des différentes propriétés de l’amour tel qu’il se manifeste concrètement dans le creux du quotidien.

Si je n’ai pas l’amour

Dans le célèbre texte en 1 Corinthiens 13, considéré comme un joyau dans toute la littérature, il fait comme miroiter devant nous les différentes facettes de cette richesse.

« Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas l’amour, je suis du bronze qui résonne ou une cymbale qui retentit. Et quand j’aurais le don de prophétie, la science de tous les mystères et toute la connaissance, quand j’aurais même toute la foi jusqu’à transporter des montagnes, si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien. Et quand je distribuerais tous mes biens pour la nourriture des pauvres, quand je livrerais mon corps pour être brûlé, si je n’ai pas l’amour, cela ne me sert de rien. »

Voilà, en quelques traits énergiques, brossé le caractère indispensable de l’amour. Si ce que je fais, fût-ce une action d’éclat, n’est pas inspiré par l’amour, mon action est comme un enfant mort-né.

Celui qui aime est patient, il sait attendre ; son cœur est largement ouvert aux autres. C’est le côté passif de l’amour. Il est patient. L’injure et la provocation ne le blessent pas à mort. Il attend et souffre en silence, car s’il doit subir la méchanceté des hommes à cause de leurs infirmités et de leurs imperfections, il s’accroche à l’amour de Dieu et fait confiance à sa providence.

Celui qui aime est serviable, plein de bonté et de bienveillance. C’est le côté actif de l’amour ; car il cherche à être constructif et se plaît à faire du bien aux autres. Il se souvient de cette parole divine, véritable clef de la vie : « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux » (Matthieu 7.12). C’est une main tendue pour secourir, pour soutenir, pour guérir.

L’amour vrai n’est pas possessif, il ne cherche pas à accaparer ; il est libre de toute envie ; il ne connaît pas la jalousie.

Lorsqu’on aime, on ne cherche pas à se faire valoir, on n’agit pas de manière présomptueuse. Celui qui se rengorge, s’étale et s’enfle d’orgueil n’est pas inspiré par l’amour.

L’amour qui se porte vers les autres est discret. Il visite la souffrance sur la pointe des pieds et pose une main délicate sur les plaies. Il pleure avec ceux qui pleurent et se réjouit avec ceux qui se réjouissent (Romains 12.15).

Aimer, c’est aussi se conduire avec droiture et tact. L’amour prend des égards et évite de blesser ou de scandaliser ; il n’est pas dédaigneux. Celui qui aime ne saurait agir à la légère ou commettre des actes malhonnêtes.

Aimer, c’est ne pas penser d’abord à soi, chercher son intérêt, insister sur ses droits. L’amour s’inquiète d’abord des intérêts de l’autre (1 Corinthiens 10.24).

L’amour n’est pas irritable. Il ne s’aigrit pas contre les autres. Il n’est pas susceptible.

Quand on aime, on ne médite pas le mal et on ne le soupçonne pas chez les autres. Si on subit des torts, on n’en garde pas rancune.

« Ne rendez à personne le mal pour le mal. Recherchez ce qui est bien devant tous les hommes. S’il est possible, autant que cela dépend de vous, soyez en paix avec tous les hommes. Ne vous vengez pas vous-mêmes, bien-aimés, mais laissez agir la colère, car il est écrit : À moi la vengeance, c’est moi qui rétribuerai, dit le Seigneur. Mais si ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s’il a soif, donne-lui à boire, car en agissant ainsi, ce sont des charbons ardents que tu amasseras sur sa tête. Ne sois pas vaincu par le mal, mais vainqueur du mal par le bien. » (Romains 12.17-21)

Découvrir une injustice, ou voir commettre le mal, ne fait pas plaisir à celui qui aime. Il se place du côté de la vérité et se réjouit lorsqu’elle triomphe. Ce n’est pas aimer que de se délecter des erreurs d’autrui et être à l’affût des erreurs qu’il peut commettre.

L’amour recherche le meilleur en chacun. Il ne partage pas les sentiments du cynique et du pessimiste. Il a la médisance en horreur.

L’amour couvre tout : il souffre, endure et excuse. Il sait passer par-dessus les fautes d’autrui. Aimer, c’est faire confiance à l’autre, et attendre le meilleur de lui ; c’est espérer sans faiblir, sans jamais abandonner. C’est savoir tout porter, tout supporter.

« Mes frères, s’il arrivait à quelqu’un, par mégarde, de faire un faux pas, si, cédant à une impulsion soudaine, il tombait dans quelque faute et que vous veniez à le découvrir, agissez à son égard en hommes spirituels ; sous la conduite de l’Esprit, ramenez-le avec affection et douceur dans le droit chemin, en évitant tout sentiment de supériorité. Et soyez vous-mêmes sur vos gardes, de crainte d’être aussi induis en tentation ! Aidez-vous mutuellement à porter vos fardeaux. Supportez les fautes et les faiblesses des autres. De cette manière vous accomplirez la loi de Christ. N’a-​t‑il pas lui-même porté nos fautes et nos faiblesses à la croix ? » (Paraphrase de Galates 6.1-4)

Il se peut, mes chers amis, que nous nous disions à ce point : « Quelle tâche difficile, pour nous qui ne sommes que des vases de terre remplis jusqu’au bord d’amour de nous-mêmes ! Nous qui savons à peine aimer convenablement nos frères ; qui savons si bien haïr nos ennemis ! »

En effet, rien ne semble plus contraire à notre nature que d’aimer ceux qui nous en veulent et qui nous font du mal. Nos réactions ont trop souvent pour noms : colère, révolte, rancune et vengeance.

Dieu a préparé les hommes. Il les a « entraînés » en vue de ce but parfait qu’est l’amour. Le commandement « œil pour œil et dent pour dent » constituait déjà un progrès. Car déjà il exigeait la maîtrise de soi. Il fallait étouffer sa colère et modérer sa vengeance. On ne devait pas reprendre au centuple ni même « en double » ce qu’on nous avait pris, ou rendre dix maux pour un seul qu’on avait subi. C’était un œil pour un œil et une dent pour une dent. Puis vient l’amour du prochain, qui, chez les Israélites, se limitait aux compatriotes – fausse notion que Jésus corrigera en répondant à la question « Qui est mon prochain ? » par la parabole du Bon Samaritain (Luc 10.29).

Dieu n’exige pas de nous ce même amour-affection que nous éprouvons envers une mère, ou nos enfants. Il sait qu’aimer nos ennemis, ou un étranger, de cette manière est au-delà de nos possibilités. Il veut surtout nous aider à entrevoir l’âme, et non pas l’être physique. Comme le dit un théologien :

« Le chrétien voit désormais les hommes non pas tels qu’ils sont, avec leurs défauts, leurs tares, leurs péchés, mais tels que Dieu les aime ; il découvre en chacun d’eux une intention, une espérance de Dieu. Aussi se sent-il poussé irrésistiblement à les aimer à son tour, à les aimer pour l’amour de Dieu, à aimer Dieu présent en eux. »

Aimer le pécheur, ce n’est pas aimer ses péchés, c’est souhaiter ardemment le salut de son âme.

Le monde a soif d’amour. Tous les êtres humains ont besoin d’aimer et d’être aimés. C’est essentiel à leur vie. Ce qui déséquilibre et détruit les hommes, c’est l’égoïsme (amour de soi), l’orgueil, son frère aîné, et la haine, leur sœur maudite. Plus que de notre savoir, plus que de nos talents, de nos richesses et de notre travail, le monde a besoin de notre amour.

Puissions-nous mobiliser toutes nos énergies pour nous mettre à l’école du Christ et apprendre à aimer comme il a aimé. C’est ainsi seulement que nous pouvons pleinement participer à l’œuvre de Dieu parmi les hommes et accomplir notre vie.